Collection Walter-Guillaume : le parcours

Camille Gharbi

« Paul Guillaume, l’un des premiers touchés par la révélation moderne. » André Breton, 1923

Corps de texte

Introduction

« Avant le grand engouement pour l’art nègre, Paul Guillaume s’était formé une collection de fétiches, tout en s’intéressant aux artistes encore peu connus [...] comme Modigliani, Soutine... Je ne parle pas de sa collection particulière où l’on pouvait admirer les toiles les plus révélatrices de Matisse, Derain, Henri Rousseau, Picasso... Mort prématurément, il aura passé comme un météore. »

C’est ainsi que le marchand Ambroise Vollard évoque Paul Guillaume (1891-1934), jeune marchand formé et conseillé par Guillaume Apollinaire. Le poète, qui repère dès 1911 ce jeune homme féru d’« art primitif », l’introduit auprès des cercles artistiques d’avant-garde et oriente ses choix lorsqu’il ouvre sa première galerie en 1914. Porté par un contexte paradoxalement dynamique dans le domaine des arts pendant la Grande Guerre, Paul Guillaume met en œuvre avec brio le goût du poète. Les deux grandes figures tutélaires de l’art moderne français, Henri Matisse et Pablo Picasso, qu’il expose dans un face à face resté célèbre en 1918, forment le cœur d’une école de Paris moderne.
À partir de celle-ci, deux tendances se dessinent. D’une part, des figures isolées comme Maurice Utrillo, Amedeo Modigliani ou Chaïm Soutine, dessinent l’idée d’un « primitivisme moderne » qu’incarnent le Douanier Rousseau et les arts africains et océaniens. D’autre part, les œuvres d’André Derain, Marie Laurencin ou Picasso et Matisse des années 1920 portent un renouveau de la figuration. Elles dialoguent avec l’œuvre tardive, redécouverte, des Maîtres impressionnistes – Paul Cézanne, Claude Monet et Pierre-Auguste Renoir.

La collection du musée de l’Orangerie reflète ainsi un moment précis de l’art moderne à Paris. Celui de la revue Les Arts à Paris, que Paul Guillaume fonde en 1918, et des « représentations modernistes » qui ont lieu à sa galerie, avec les récitals des compositeurs Éric Satie, George Auric ou Claude Debussy, les lectures de Blaise Cendrars, d’Apollinaire ou les présentations de tableaux métaphysiques de Giorgio de Chirico.
Jusqu’à sa mort en 1934, Paul Guillaume ne cessera d’invoquer l’ombre tutélaire d’Apollinaire, tôt disparu, pour son projet de collection et de premier musée d’art moderne : « Sa passion clairvoyante, son esprit de croisade, s’exprimant en beauté lyrique, sachant associer une science profonde et un charme rempli de grâce, faisaient de lui un des soutiens les plus brillants de l’œuvre qui commençait. »

Chaïm Soutine (1893-1943)

Né à Smilovitchi (Empire russe, actuelle Biélorussie), Chaïm Soutine s’installe à Paris dès 1913, où il se lie avec les artistes installés à Montparnasse, représentants de l’ « École de Paris », dont les peintres Marc Chagall et Amedeo Modigliani ou les sculpteurs Jacques Lipchitz et Ossip Zadkine.

Après trois années passées dans le Sud de la France, Soutine revient à Paris en 1922 et fait la connaissance de Paul Guillaume. Leur rencontre assure à Soutine une renommée qui bientôt traverse l’Atlantique ; par l’entremise de Paul Guillaume, le collectionneur américain Alfred Barnes qui projette de créer à Philadelphie un musée privé ouvert au public, découvre l’œuvre du peintre et lui achète de nombreuses toiles. Le musée de l’Orangerie, riche de vingt-deux toiles de l’artiste, détient avec la Fondation Barnes la plus importante collection d’œuvres de Soutine au monde.

Ce corpus est représentatif de l’œuvre de l’artiste, qui travaille ses thèmes par séries. Dans ses portraits, natures mortes ou paysages, Soutine soumet chaque motif à de violentes distorsions qui allient à la puissance expressionniste de la touche, un  lyrisme tourmenté. Pourtant, sous cette apparente impétuosité formelle, une solidité classique transparait dans la composition. Habité par la peinture ancienne, qu’il étudie au Louvre, Soutine s’y réfère tout au long de son œuvre.

Chaïm Soutine
Arbre couché, entre 1923 et 1924
Musée de l'Orangerie
© RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) / Franck Raux
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Marie Laurencin (1883-1956)

« Elle est gaie, elle est bonne, elle est spirituelle et elle a tant de talent. C’est moi en femme » affirme en 1912 le poète Guillaume Apollinaire au sujet de Marie Laurencin.

Rare femme peintre à avoir participé aux cercles de l’avant-garde artistique et littéraire parisienne, Laurencin, formée à l’Académie Humbert à Paris, est d’abord marquée par le symbolisme. Le marchand Clovis Sagot lui offre une première exposition en 1907, que visite Pablo Picasso. Dans les ateliers du Bateau-Lavoir à Montmartre, elle rencontre André Derain, Robert Delaunay ou encore Henri Rousseau. Son style singulier, caractérisé par un grand synthétisme, lui vaut l’admiration des peintres cubistes.

Marie Laurencin, Femmes au chien
Marie Laurencin
Femmes au chien, 1923
Musée de l'Orangerie
Foujita Foundation / ADAGP, Paris 2023 © RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) / Franck Raux
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Vers 1912, par l’intermédiaire d’Apollinaire avec qui elle partage sa vie, elle fait la connaissance de Paul Guillaume qui devient, au cours des années 1920, son marchand. Dans l’entre-deux-guerres sa peinture change. Laurencin représente presque exclusivement des femmes, déclinant dans ses tableaux une certaine image de la féminité au moyen d’une palette aux tonalités pastels. Ses peintures rencontrent un vif succès et font d’elle une portraitiste mondaine en vue. Ce style évanescent et onirique se prête particulièrement à l’art de la scène et, dans une volonté moderniste de décloisonner les arts, elle travaille à la conception de décors scéniques et de costumes, notamment pour les productions des Ballets russes dirigés alors par Serge Diaghilev.

Henri Matisse (1869-1954)

« Si l’on devait comparer l’œuvre de Matisse à quelque chose, il faudrait choisir l’orange. Comme elle, l’œuvre d’Henri Matisse est un fruit de lumière éclatante(1). » En 1918, Paul Guillaume organise dans sa galerie l’exposition Matisse-Picasso, une confrontation entre les deux champions de l’art moderne qui a fait date dans l’histoire de l’art. Souhaitant rassembler une collection d’art moderne de référence, Paul Guillaume acquiert des œuvres majeures, d’une grande radicalité, telles Les Baigneuses à la rivière – aujourd’hui à l’Art Institute de Chicago – ou encore Les Trois sœurs ainsi que de nombreux tableaux réalisés par Matisse au cours des années 1920.

Henri Matisse, Les Trois Soeurs
Henri Matisse
Les Trois Soeurs, 1917
Musée de l'Orangerie
© RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) / Michel Urtado / Benoit Touchard
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Installé à Nice depuis 1917, Matisse intériorise la leçon de Pierre-Auguste Renoir à qui il rend visite : « J’ai travaillé en impressionniste, analyse-t-il en 1919, directement d’après la nature, et j’ai ensuite cherché la concentration et une expression plus intense aussi bien dans les lignes que dans la couleur ». Cette période niçoise, de presque dix ans, constitue pour l’artiste une importante étape de sa création, au cours de laquelle il transforme son appartement de la place Charles-Félix en véritable atelier. Matisse décline en une longue série de tableaux le motif d’un modèle dans l’intimité d’un décor oriental. Renouvelant le thème de l’odalisque, il cherche à confronter le volume d’un corps aux éléments d’un décor. Durant cette période, il peint également de nombreuses toiles figurant un modèle dans l’intimité d’une chambre, la fenêtre ouvrant sur le ciel de la Méditerranée.

(1) Guillaume Apollinaire, préface de l’exposition Matisse-Picasso, 1918, galerie Paul Guillaume.

André Derain (1880-1954)

 « L’art de Derain est maintenant empreint de cette grandeur expressive que l’on pourrait dire antique. Elle lui vient des maîtres et aussi des anciennes écoles françaises […], mais l’archaïsme de commande est banni de son œuvre ». Guillaume Apollinaire souligne dans la préface du catalogue de la première exposition que Paul Guillaume consacre au peintre en 1916, la place nouvelle qu’occupe ce dernier dans l’entre-deux-guerres.

À cette période, Derain infléchit en effet profondément sa manière de peindre. Il prend ses distances avec la radicalité fauve dont il fut l’un des initiateurs en 1905, aux côtés de Maurice de Vlaminck, Albert Marquet et Henri Matisse. Derain assagit sa palette et se tourne vers les maîtres anciens. L’historiographie a longtemps évoqué, à cet égard, un « retour à l’ordre » artistique, phénomène présent dans l’œuvre de nombreux peintres de la période, consécutif au choc de la Première Guerre Mondiale. Cependant, il serait plus juste d’évoquer au sujet de Derain un retour au classicisme. Rien de réactionnaire chez lui : Derain observe attentivement les œuvres de Camille Corot, Gustave Courbet ou encore Pierre-Auguste Renoir. Son art tend vers une peinture savante et raffinée, en dialogue avec le passé.

André Derain, La Danseuse Sonia
André Derain
La Danseuse Sonia, entre 1926 et 1927
Musée de l'Orangerie
© RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) / Franck Raux
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Avec vingt-huit œuvres conservées au musée de l’Orangerie, Derain est l’artiste le mieux représenté de la collection. Toutes ont appartenu à Paul Guillaume ou ont transité par sa galerie ; l’artiste et le marchand ayant conclu en 1923 un contrat d’exclusivité qui ne prend fin qu’à la mort brutale du marchand en 1934. Profondément affecté par la disparition de Paul Guillaume, Derain se retire dans son domaine de Chambourcy et s’éloigne de la scène artistique parisienne.

Maurice Utrillo (1883-1955)

 « Utrillo est à prendre » écrit Apollinaire à Paul Guillaume en septembre 1915. Le marchand, qui connaît depuis 1910 sa peinture grâce au poète Max Jacob, suit très tôt les conseils de son ami et mentor et le représente dans sa galerie.
Né à Paris, Maurice Utrillo est le fils de Suzanne Valadon, artiste peintre et modèle, et reconnu par le peintre catalan Miguel Utrillo. Son quartier natal de Montmartre, qu’il habite la majeure partie de sa vie, lui fournit le sujet de centaines de tableaux. Recourant souvent à des cartes postales, il représente à plusieurs reprises l’église de Clignancourt ou encore la rue du Mont-Cenis, et anime ses architectures austères de petites silhouettes. L’apogée de sa carrière, de 1910 à 1914, dite « période blanche », se caractérise par les empâtements blancs, écrasés au couteau, parfois mélangés d’un plâtre alors fabriqué sur la butte Montmartre, qu’il marie avec de subtiles teintes de peinture grise.

Maurice Utrillo, Eglise de Clignancourt
Maurice Utrillo
Eglise de Clignancourt, entre 1913 et 1915
Musée de l'Orangerie
Adagp, Paris, 2023 / Jean Fabris © RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie) / Hervé Lewandowski
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En 1922, Paul Guillaume lui dédie une exposition monographique montrant un ensemble de trente-cinq peintures. Cet évènement marque le début du succès pour l’artiste, alors que celui-ci effectue une transition vers une peinture plus colorée. Le musée de l’Orangerie conserve l’un des plus beaux ensembles de peintures d’Utrillo en Europe.

Les arts africains de la collection Paul Guillaume

La circulation des sculptures africaines en Occident dès le XIXe siècle est indissociable des mécanismes de la colonisation: sorties de leur contexte d’origine, elles sont regardées par les occidentaux comme des objets exotiques. Elles empruntent les mêmes routes coloniales que les matières premières, dont le caoutchouc, nécessaire à la fabrication des pneus, que Paul Guillaume voit arriver dans le garage automobile où il travaille en 1910. Ce lieu de la modernité, fréquenté par les rares privilégiés à posséder une voiture, lui permet de côtoyer une clientèle fortunée et une élite intellectuelle : il y rencontre le poète et critique Guillaume Apollinaire, attiré par une sculpture du Gabon placée en vitrine. Ce dernier est un fervent amateur des arts africains: dès 1909, il affirme que « Le Louvre devrait recueillir certains chefs-d’œuvre exotiques dont l’aspect n’est pas moins émouvant que celui des beaux spécimens de la statuaire occidentale. »

Le poète introduit le jeune Paul Guillaume auprès de professionnels du marché, amateurs d’arts africains, comme le collectionneur et marchand d’origine hongroise Joseph Brummer, et des artistes de l’avant-garde réunis autour du Bateau-Lavoir, à Montmartre, parmi lesquels André Derain, Henri Matisse, Pablo Picasso. Tous sont fascinés par l’aspect formel de ces objets : ils s’en emparent comme d’une source d’inspiration nouvelle pour bouleverser les codes de la représentation. Pour ces artistes, ces objets sont des témoins de civilisations préservées, auxquels ils opposent leur quotidien de citadins européens qu’ils associent, au contraire, à la modernité. La notion d’ « arts primitifs » employée par les artistes et les historiens d’art au XXe siècle, témoigne de la méconnaissance occidentale de ces formes d’art, qui associe les arts africains des XIXème et XXème siècle à une « enfance de l’art » qui n’aurait pas atteint sa maturité, opposé à l’art moderne occidental.

Devenu marchand d’art en 1914, Paul Guillaume innove en présentant dans sa galerie des sculptures africaines aux côtés des peintures des artistes qu’il représente et participe à leur diffusion auprès de galeristes et collectionneurs américains. Il est également l’auteur de publications importantes, comme l’album de Sculptures nègres, préfacé par Apollinaire, ou Primitive Negro Sculpture publié par la Fondation Barnes. L’emploi du mot « nègre » ou « primitif » sont considérés en ce début du XXe siècle comme un terme neutre pour désigner les arts d’Afrique : s’il n’est pas consciemment employé à cette époque comme un terme dégradant, il reste intrinsèquement lié à un contexte de domination coloniale.

Paul Guillaume a très tôt contribué à un changement quant à la perception de ces œuvres : d’abord considérées comme des objets de curiosité, les sculptures africaines sont, en ce début du XXe siècle, perçues comme des œuvres d’art dont on reconnait les qualités esthétiques.

© Camillegharbi / Camille Gharbi

Henri Rousseau dit « Le Douanier » (1844-1910)

Mal compris durant une grande partie de sa vie, Henri Rousseau, dit Le Douanier, est finalement célébré par l’avant-garde comme l’un des pères de la modernité en peinture.

Employé municipal aux services de l’octroi à Paris, ce qui lui vaut son surnom de « Douanier », Henri Rousseau est un peintre autodidacte. Il puise ses sujets dans des livres, la presse, les cartes postales, et les nourrit d’une imagination féconde et d’une fréquentation assidue du musée du Louvre.

Son style empreint de naïveté est alors qualifié de « primitiviste ». Il marque profondément Pablo Picasso qui est à cette période engagé dans l’élaboration du cubisme. Celui-ci organise en l’honneur de Rousseau un banquet aux ateliers du Bateau-Lavoir en novembre 1908 auquel assistent Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin, Georges Braque, Max Jacob, André Salmon, Gertrude et Léo Stein…

Henri Rousseau, La Carriole du Père Junier
Henri Rousseau
La Carriole du Père Junier, 1908
Musée de l'Orangerie
© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Franck Raux

Paul Guillaume découvre les peintures d’Henri Rousseau probablement grâce à Apollinaire, proche des cercles cubistes. Le marchand fait ainsi l’acquisition d’une cinquantaine de tableaux de l’artiste, dont certains chefs-d’œuvre, comme La Noce (vers 1905) ou La Carriole du père Junier (1908).