Exposition au musée

Sam Szafran. Obsessions d'un peintre

Du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023
Szafran Sam (1934-2019)
Feuillages (1986-1989)
Jean-Louis Losi / Collection particulière © Sam Szafran, ADAGP, Paris, 2022

La trajectoire de Sam Szafran n’est comparable à aucune autre. Enfant d’une famille juive polonaise, il a connu pendant la guerre l’ébranlement d’un monde et l’écroulement de l’enfance. La pratique du dessin et de la peinture lui a offert cet ancrage dans le réel qu’une vie menacée par les dangers de l’Histoire lui avait refusé. En autodidacte, avide de savoir, il a tenu le cap de sa création, retiré dans son propre univers. Dans le secret de l’atelier, Sam Szafran a poursuivi les obsessions dont son œuvre est empli sans détourner le regard. Laissant de côté les débats de son temps, il a choisi la figuration dans une période qui y avait renoncé ou qui l’entraînait dans de tout autres directions. Contemporain des dernières avant-gardes, le peintre s’en est tenu à l’écart tout en les observant avec attention, cultivant un goût pour les techniques passées de mode comme le pastel et l’aquarelle.

Szafran a élaboré un vocabulaire fidèle au regard qu’il portait sur le monde, celui qui l’entourait au plus près : ateliers reflétant ses états psychiques, escaliers en colimaçon devenus labyrinthes, espaces envahis par la végétation, boîtes de pastels métamorphosées par un jeu de perspective…

Trois ans après sa disparition, cette exposition pose un premier regard sur l’œuvre désormais achevé

Le chaos apprivoisé

L’atelier de la rue de Crussol

Les ateliers que Sam Szafran occupe à Paris et celui qu’il achète rue Vincent Moris à Malakoff forment plus qu’une série ou un sujet. Il s’agit d’un thème qui traverse l’œuvre de l’artiste, au cœur de sa vie quotidienne, jusqu’à devenir un exercice d’introspection. Regardés, scrutés, analysés, ces lieux fournissent les multiples facettes d’une observation qui prend, sur le papier et sous le bâtonnet de pastel, la forme d’une figuration constamment renouvelée.

Sam Szafran (1934 2019, L’atelier de la rue Crussol, février 1972
Sam Szafran (1934 2019)
L’atelier de la rue Crussol, février 1972.
Pastel sur calque contrecollé sur carton, 104 x 75 cm
© Sam Szafran, ADAGP, Paris 2022 / Photo Lala Joubert

L’atelier de la rue de Crussol, petit espace prêté pour un temps par le peintre américain Irving Petlin, se métamorphose en théâtre de ses créations, qu’il décrit avec précision : « On y trouve les motifs qui deviendront récurrents selon les séries : les châssis retournés le long des murs (ici ceux de Petlin), le tub suspendu en hommage à Degas (La Bassine), le poêle à charbon, élément central de ce décor surréaliste, les boîtes de bâtonnets de pastel et les livres d’échantillons À La Gerbe qui se reflètent inversés, dans la verrière zénithale mal colmatée, la chaise longue capitonnée trouvée chez Madeleine Castaing où repose une figure amie… »

L’imprimerie Bellini

En 1970, Szafran reprend avec des associés une ancienne fabrique de lithographies au 83 rue du Faubourg-Saint-Denis. Y furent imprimées à la fin du XIXe siècle des lithographies des affichistes Steinlen, Chéret et Lautrec, puis des affiches de cinéma. Ce lieu inspire à Szafran une importante série de vues d’atelier, qu’il nomme Imprimerie Bellini en hommage au peintre vénitien de la Renaissance.

Contrairement aux ateliers de la rue de Crussol – variations à partir d’un même point de vue, cette série invite le spectateur à arpenter l’espace, petit à petit, du rez-de-chaussée au sous-sol. Avec précision, Szafran se consacre aux verrières et aux presses d’imprimerie, outils, bassins et pierres lithographiques, n’oubliant pas les amis et ouvriers qui accomplissent leur travail.

Sam Szafran (1934-2019), Imprimerie Bellini, 1972
Sam Szafran (1934-2019)
Imprimerie Bellini, 1972.
Pastel sur calque contrecollé sur carton, 139 x 100 cm.
Collection particulière
© Sam Szafran,ADAGP, Paris, 2022. Photo Galerie Claude Bernard / Jean-Louis Losi

L’influence du cinéma est perceptible, l’artiste s’appropriant les lieux en fixant comme en travelling différentes perspectives. « Mon premier contact avec l’art a été le cinéma », confie l’artiste, qui cite parmi ses maîtres à penser les cinéastes Serguei Eisenstein, Orson Welles, ou Alfred Hitchcock.

Le vertige de l’espace

L’escalier de la rue de Seine

Le poète Fouad El-Etr s’adresse à Szafran au sujet des dessins qu’il a exécutés au début des années 1970 pour sa revue de poésie, La Délirante : « Prenons le thème de l’escalier par exemple, celui du 54 rue de Seine. Te rappelles-tu le jour où tu es revenu épingler sur les murs mansardés de ma chambre les premiers croquis, comme des squelettes, avec une rampe pour toute épine dorsale, afin d’apprivoiser ce nouveau modèle et de choisir la meilleure mise en page pour illustrer une couverture ?».

L’escalier y est décrit au fusain en suivant assez respectueusement les codes traditionnels de la perspective. Cette œuvre est pourtant devenue le préalable à des expériences formelles toujours plus complexes que l’artiste, presque quarante ans plus tard, place sous le signe du regard : « J’ai toujours pensé, comme Alberto Giacometti le disait, que la réalité est beaucoup plus forte que l’utopie, que le rêve ou le fantastique. Ce qui m’importait c’était moins de réussir une œuvre que de donner la possibilité aux gens de regarder un peu mieux. Le rôle de l’artiste c’était de donner un autre regard, un regard qui permette de voir autrement »

Escaliers. Déformations de la vision

Le motif de l’escalier est au cœur de l’œuvre de Szafran, à la croisée de ses préoccupations formelles, et ancré dans son histoire personnelle. L’artiste se souvient, alors qu’il était enfant, avoir été tenu suspendu dans le vide de la cage d’escalier par son oncle le menaçant de le lâcher. Il souligne d’autre part : « Personne avant moi n’avait fait des escaliers, et moi j’ai toujours vécu dans les escaliers. C’est le côté territorial, physique, la survie, les petites bandes de mômes qui tiennent un territoire ».

Sam Szafran (1934-2019), Escalier, 1974.
Sam Szafran (1934-2019)
Escalier,1974.
Pastel sur papier, 78 x 58 cm.
Collection particulière
© Sam Szafran, ADAGP, Paris, 2022

Pour rendre les déformations de la vision – point central de ses obsessions, Sam Szafran rompt avec la tradition du dessin perspectif, en distordant l’espace. Il transcrit les sensations du vertige et de la chute en utilisant l’anamorphose et la dynamique en coup de fouet de la « ligne serpentine », empruntée aux peintres maniéristes italiens. Grâce à une technique virtuose, d’abord au pastel puis à l’aquarelle, il cherche à toujours affiner la précision des images formées par son regard.

Paysages urbains

« Et puis il y a la rue. De plus en plus, le paysage urbain m’intéresse. Je remarque d’ailleurs qu’en peinture il y a beaucoup de choses à faire, qui n’ont pas encore été faites. »

Sam Szafran (1934-2019), Sans titre (Malakoff), 2014
Sam Szafran (1934-2019)
Sans titre (Malakoff), 2014.
Aquarelle sur soie, 72 x 89 cm.
Galerie Claude Bernard
© Sam Szafran, ADAGP, Paris, 2022. Photo Galerie Claude Bernard / Jean-Louis Losi

À partir du début des années 1990, l’artiste mène de nouvelles expériences autour de vues d’extérieurs, progressivement apparues par les fenêtres des escaliers qu’il a représentés. Désormais, Szafran utilise presque exclusivement l’aquarelle sur un support de soie, que lui fait découvrir l’artiste chinois Sze To Lap. Cette technique autorise des compositions de plus en plus grandes où il tente de conjuguer simultanément l’espace, le temps et le mouvement. Comme un tourbillon d’images, les divers fragments du tableau deviennent partie intégrante d’un grand tout en mouvement. Anciens lieux familiers, souvenirs, choses réelles et irréelles, détails anecdotiques ou concrets, sont des éléments qui viennent composer l’œuvre peinte.

L’invasion de l’intérieur

Serres et feuillages

Au printemps 1966, le peintre chinois Zao Wou-Ki prête son atelier parisien à Szafran. Le lieu recèle une découverte décisive : « j’ai été absolument incapable d’y travailler : j’étais fasciné par un magnifique philodendron qui resplendissait sous la verrière, et qu’il m’était impossible de dessiner. Cette impuissance était devenue une obsession ». Pendant un demi-siècle, l’artiste a ensuite remis sans relâche sur le métier la représentation de plantes, principalement des philodendrons Monstera et des aralias. Les feuillages sont prétextes à des images foisonnantes, bien que Szafran s’oblige à décrire chaque « individu » précisément.

La prolifération des végétaux sur le papier donne lieu à plusieurs ensembles. Le premier associe pastel et fusain dans un jeu sur le contraste du noir et du bleu, sans lien avec un quelconque naturalisme. Puis vient la série des feuillages bleus, peu abondante, où la feuille elle-même est l’objet de compositions fondées sur la répétition et la multiplication. Seule une présence humaine, surtout celle de Lilette dans son manteau japonais, offre une respiration dans des peintures inextricables.

Ateliers et feuillages

« Puis il y a un saut dans l’univers du végétal, observe l’écrivain américain James Lord. Des plantes ! Des juxtapositions à l’infini de feuilles avec leur palpitation, leur perfection et profusion à la limite du perceptible, chaque feuille enluminée dans l’air vibrant, avec une précision jardinière. » Pour que ses compositions deviennent encore plus foisonnantes, Szafran envisage des formats de plus en plus importants, qu’il est impossible d’exécuter au pastel. Il se tourne vers l’aquarelle, qui permet des dimensions plus grandes et lui offre une nouvelle voie d’expérimentation technique.

Sam Szafran (1934-2019), Feuillages (1986-1989)
Sam Szafran (1934-2019)
Feuillages (1986-1989).
Aquarelle sur papier, 149 x 99 cm.
Collection particulière
© Sam Szafran, ADAGP, Paris, 2022 / Jean-Louis Losi

Il n’abandonne pourtant pas le pastel et se lance le défi d’associer les deux au sein de certaines œuvres, jonglant entre le sec et le mouillé. Szafran peint les plantes de son propre atelier, qui dans la réalité et sur le papier, deviennent monumentales. Il ne cesse jusqu’à la fin de sa vie de revenir aux motifs végétaux dans un permanent « clin d’œil à Matisse », qui l’avait précédé dans le goût pour les grandes plantes ornementales dans l’atelier.