Robert Ryman. Le regard en acte
Le regard en acte
Robert Ryman (1930-2019), peintre américain actif à New York à partir des années 1950, a consacré l’essentiel de son travail artistique à analyser les fondements de la peinture. Reprenant toile après toile la formule du carré blanc, choisi pour sa neutralité, Ryman explore tout ce qui compose matériellement un tableau, du support à la surface en passant par l’éclairage ou le système d’accrochage. D’abord voué à une carrière de saxophoniste jazz, Ryman occupe pendant presque une décennie un emploi de gardien de salle au Museum of Modern Art de New York. Il y découvre les maîtres modernes européens (Claude Monet, Paul Cézanne, Henri Matisse) et les nouvelles références américaines (Mark Rothko, Jackson Pollock, Barnett Newman) et décide alors de se consacrer uniquement à la peinture.
Peintre de ce qu’il revendique lui-même, non sans provocation, comme une œuvre « réaliste », en ce qu’elle ne propose aucune illusion ou symbole, l’artiste poursuit ses expérimentations jusqu’aux dernières années de sa vie. Poussé par les possibilités infinies du médium, jouant sans cesse de la variation, Ryman pose sur la peinture un regard toujours en acte. Il convient dès lors de regarder la peinture de Ryman comme l’artiste nous incite à le faire : une peinture active, qui convoque tout autant le regard du peintre que celui de ceux à qui il s’adresse (les visiteurs, ou plutôt les regardeurs).
Surface
Robert Ryman, se veut, avant tout, peintre. Ses premières explorations dans le domaine pictural s’attachent aux modalités d’application de la peinture sur un support. Il recherche et étudie les différents effets provoqués par l’épaisseur de la matière, les variations de tonalités, le travail de la touche. Ces expérimentations marquent les étapes d’une quête dont le peintre sait pertinemment qu’elle n’a pas de fin ; elles sont pourtant prétextes à interroger ce qui fait un tableau et sa nature. L’utilisation du format carré et de la peinture blanche, mais aussi les principes techniques qui gouvernent la pratique de l’artiste (choix méthodiques de pinceaux, de brosses, de supports…), sont pour lui autant de moyens d’atteindre une certaine neutralité, de fermer la porte à toute forme d’interprétation.
Quand Ryman évoque son travail, il insiste sur le processus créatif et souligne les aspects les plus pratiques de son œuvre, comme l’origine marchande de sa peinture, l’épaisseur du pinceau ou les spécificités du support utilisé.
Limites
En s’interrogeant sur les éléments constitutifs de la peinture, Ryman s’intéresse également à ses limites, qu’elles soient physiques ou conceptuelles.
Il s’attache régulièrement à explorer les possibilités d’intégration de ses œuvres à leur environnement direct et joue pour cela de différentes modalités de présentation : toiles non tendues (Adelphi) ou sur châssis (Concert), compositions en plusieurs parties assemblées (Untitled Triptych), supports en Plexiglas dévoilant en partie le mur (Arrow).
Poussant plus loin encore cette démarche, à partir du milieu des années 1970, il s’essaie à rendre visibles les modes d’attaches de ses tableaux, qu’il choisit soigneusement pour leurs propriétés intrinsèques. Peu conventionnels, les accroches métalliques débordant de la toile ou les cadres en papier ciré rejoignent la mallette d’outils de l’artiste.
En ne camouflant aucun des aspects d’une peinture, Ryman repense tout ce qui compose un tableau et l’espace dans lequel il s’inscrit.
Dans l'espace
L’œuvre de Robert Ryman prend une forme plus sculpturale dans les années 1980. Voulant pousser plus loin encore les notions traditionnelles de la peinture, il en vient à la déployer dans l’espace (Journal ; Factor). L’artiste, que la critique avait associé dès les années 1970 à l’art minimal, rejoint alors les recherches de ses contemporains Sol LeWitt ou Fred Sandback sur le contexte de visibilité d’une œuvre : l’espace qui la reçoit est une condition nécessaire de son existence.
Au-delà de son mode d’accrochage, il s’intéresse ainsi à l’intégration de sa peinture dans son environnement. Certaines de ses œuvres se détachent alors largement du mur tout en y restant fixées, tandis que d’autres sont présentées à l’horizontale. Il met ainsi en valeur des éléments oubliés de la peinture, comme la tranche du tableau, qu’il travaille au bois ou à l’aluminium pour la rendre plus visible.
Plutôt qu’elle ne ferme les portes, sa peinture se veut ainsi œuvre ouverte, en ce qu’elle interagit avec l’espace qui l’environne, mais aussi par ce qu’elle attend de notre regard.
Lumière
Plutôt que le peintre du blanc, Ryman est peintre de la lumière. Moment essentiel du processus de création, son éclairage rend visible l’œuvre, en créant des ombres ou des reflets et en soulignant toutes les variations de la peinture blanche. Les réflexions de l’artiste sur la surface et les limites de la peinture trouvent ainsi leur aboutissement dans son travail sur la lumière : c’est elle qui va accrocher la matière, révéler ses reliefs ou délimiter l’ombre d’un support sur le mur.
Ainsi, pour Ryman, la lumière est constitutive d’un tableau au même titre que tous les autres éléments matériels qui entrent dans sa composition : une œuvre n’est achevée que si elle est éclairée. Que ce soit sous un éclairage naturel ou artificiel, une mise en lumière douce et uniforme doit mettre également en valeur les œuvres et les murs environnants afin d’intégrer pleinement la peinture à son espace.
Épilogue
Après près de soixante ans de carrière en tant que peintre, Ryman met un terme à son activité artistique en 2011. Parmi ses dernières œuvres, il laisse dans l’atelier un ensemble de huit toiles sans titre, aux tonalités vertes, oranges, violettes et grises. La couleur, absente depuis ses premières expérimentations des années 1950, y fait son grand retour.
Point d’orgue de ses recherches inlassables sur les éléments premiers de la peinture, ces œuvres ouvrent une nouvelle perspective sur son parcours, mais aussi sur l’histoire de la peinture en général. Les perpétuelles variations d’un tableau à l’autre affirment la peinture comme une discipline vivante, sensible, éminemment protéiforme, dont les potentialités restent, plus que jamais, à explorer. Là se trouve peut-être le lien le plus direct entre les séries des Cathédrales ou les Nymphéas de Monet et les toiles de Ryman : une peinture résultant d’une approche sensible, qui convoque tout autant le regard du peintre, que celui de ceux à qui il s’adresse – un regard en acte : « Qu’elle soit abstraite ou figurative, c’est ça, la peinture – c’est ce qu’elle fait », confie Ryman.