Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 30
Les années 1930 marquent un tournant dans l’œuvre d’Henri Matisse (1869-1954). En dépit du succès de sa production niçoise d’intérieurs et d’odalisques, il éprouve lassitude et doute. Avec l’âge et la renommée viennent les remises en question, un besoin de renouer avec l’innovation de ses années parisiennes. Après un long voyage, il change d’échelle et conçoit La Danse, vaste composition murale destinée à la fondation Barnes à Merion aux États-Unis, prenant ainsi un nouveau départ, au seuil de sa soixantième année. Alors qu’il est célébré par plusieurs rétrospectives à Berlin, Paris, Bâle et New York, il réinterroge sa méthode en approfondissant un travail de dessin, d’illustration, en reprenant une approche sérielle de la sculpture.
La question du décor mural, au cœur des débats artistiques et sociaux des années 1930, transforme profondément l’approche de la peinture de Matisse, réactivant son questionnement autour du rapport entre la ligne et la couleur, résolu peu à peu par la technique des papiers gouachés colorés expérimentés pour La Danse. L’activité artistique de Matisse est alors étroitement suivie par la revue d’avant-garde Cahiers d’art, lancée par Christian Zervos en 1926. Dans un moment d’intense recherche, son œuvre se fait radicale et se trouve au centre des débats d’idées relayés par la revue, incarnant le modernisme international.
Tour du monde
En 1930, Matisse s’accorde le grand voyage de sa vie, en Océanie, sur les pas de Gauguin. Il voyage plus de six mois, traverse l’Atlantique puis les États-Unis, depuis New York jusqu’à San Francisco, en passant par Chicago et Los Angeles. Il séjourne ensuite trois mois à Tahiti puis revient enfin par la Martinique et la Guadeloupe. Ce périple marque durablement l’artiste séduit par les vastes horizons, le ciel azur de New York et ses gratte-ciels, la réfraction de la lumière sur les eaux claires des mers du sud. Ne peignant quasiment pas, dessinant très peu, il prend toutefois une cinquantaine de photographies et décrit ses impressions dans sa correspondance. Ces thèmes et motifs opèrent une véritable rupture avec l’exotisme de ses Odalisques en chambre. Ils resurgiront dans son œuvre postérieure. À peine rentré en France, il repart aux Etats-Unis pour siéger au jury du prix Carnegie à Pittsburgh puis pour travailler à un décor pour la fondation Barnes à Merion, près de Philadelphie : La Danse, signe tangible de renouveau
La danse
Le 27 septembre 1930, le collectionneur Albert C. Barnes commande à Matisse une grande décoration murale pour la salle principale de sa fondation à Merion, près de Philadelphie. Enthousiasmé par l’idée de se confronter à une échelle monumentale, Matisse reformule les fondements de son art et radicalise ses processus formels. Il renoue avec le thème de la danse qui apparaît dès 1906 dans La Joie de vivre, appartenant alors à la collection de Barnes. Durant cette genèse longue et complexe, Matisse abandonne sa première composition, dessinée et peinte à même de grandes toiles, devenue La Danse inachevée.
Après un court séjour en Italie, à Padoue, où il contemple les fresques de Giotto (1267-1337), «tout à fait extraordinaires comme clarté de composition», il recommence à partir de nouveaux panneaux, selon une méthode de travail inédite, concevant sa composition au moyen de formes découpées dans des papiers gouachés. L’ensemble est ensuite peint en aplats uniformes – bleus, roses, noirs et gris. À cause de mesures erronées, Matisse réalise deux versions : en mai 1933, La Danse est placée à Merion, quand la première version, dite la Danse de Paris, est achevée plus tard
Le dessin
Au tournant des années 1930, alors que sa production peinte se tarit, Matisse se consacre pleinement au dessin et à la gravure, comme à une forme d’exercice réflexif et plastique. Son projet d’illustration des Poésies de Stéphane Mallarmé commandé par l’éditeur Skira, est mené en contrepoint du chantier de La Danse. Il enrichit sa conception du rapport entre texte et image, parallèle et autonome. Il remet en œuvre ce principe, en 1934, dans un autre ouvrage, Ulysse de James Joyce. Les illustrations y sont davantage inspirées de scènes de l’Odyssée et s’apparentent à une ligne mélodique en sourdine, sous-jacente au texte. Ces gravures font écho à celles de Picasso pour Les Métamorphoses d’Ovide (1930) ou encore à sa Suite Vollard (1933) où ressurgit le thème de la lutte d’amour entre nymphe et faune. Matisse initie la création heurtée et complexe de son panneau Nymphe dans la forêt dit La Verdure (1935-1943). Les grands fusains réalisés dès 1935, avec Lydia Delectorskaya pour modèle, expriment une forme de sensualité libérée et retrouvée augurant un renouveau de sa peinture.
La méthode
L’expérience du chantier de La Danse modifie en profondeur la méthode du peintre qui devient plus conceptuelle. Matisse en fait le constat en 1934 : « Ces temps consacrés au travail d’imagination qui m’étaient tout nouveaux (…) m’ont développé un côté d’esprit. » Outre qu’il recourt aux formes découpées en papier, punaisées sur la toile pour la mise en place de sa composition monumentale, le peintre capte par des photographies successives l’avancement de son oeuvre. Ces états photographiques, pourtant réservés à l’intimité de l’atelier, sont assez tôt publiés, notamment dans Cahiers d’art qui évoque dès 1935 la genèse de La Danse.
Ces outils conceptuels, qui font écho à son travail sériel de la sculpture – les têtes de Henriette (1929), – sont utilisés pour ses tableaux à partir de 1935 en vue d’une résolution plus synthétique et stylisée marquée par l’idée de décor. Ainsi le Grand nu couché (nu rose) (1935) compte plus d’une vingtaine d’états photographiques et La Robe bleue et mimosas (1937), une dizaine. En 1938, Matisse réalise pour l’appartement de Nelson Rockfeller Le Chant, grand décor coloré et stylisé, dont les photographies d’état sont publiées dans Cahiers d’art l’année suivante. Quelques années plus tard, en 1945, l’artiste expose galerie Maeght ses tableaux entourés de grands tirages photographiques des états antérieurs, selon une approche très contemporaine, volontairement formaliste.
Jardin d'hiver
La décennie s’achève sur un renouveau pour Matisse : il réalise dans ses nouveaux ateliers niçois, lumineux et spacieux, une production picturale inventive. Au quatrième étage de la place Charles-Felix puis à partir de 1938 au Regina, ancien palace, il s’installe au cœur de « jardins d’hiver». Un ensemble de tableaux de nus ou de figures portant parures et blouses roumaines prennent pour décor des intérieurs animés de philodendrons géants, de volières d’oiseaux exotiques. Par leur tension vibrante parfois tâtonnante entre la ligne et la couleur, par une organisation claire en aplats et la profusion de motifs ornementaux, ils montrent une vitalité retrouvée. L’entrée en guerre de la France puis l’occupation portent un coup d’arrêt à cet élan. Prêt à quitter le pays au début du mois de mai 1940, Matisse renonce, voyant dans ce départ une forme de désertion. Sa santé commence à se détériorer. Il sera opéré en 1941 alors que sa fille Marguerite entre dans la Résistance. La «seconde vie» qui s’ensuit viendra former un nouveau maillon de la chaîne matissienne