Le décor impressionniste
Aux sources des Nymphéas
Introduction
Tout au long de leur carrière, les impressionnistes ont peint des décorations – œuvres de nature et de statut variés, visant à créer un effet harmonieux au sein d’un espace domestique. Commandes de clients ou expérimentations libres sur des formats et supports divers – du décor mural à l’éventail ou l’assiette –, ces œuvres démontrent l’intérêt soutenu des impressionnistes pour la décoration et leur inventivité dans ce domaine.
Explorant un pan méconnu de l'impressionnisme, cette exposition rassemble pour la première fois une sélection d’œuvres ornementales exécutées par ces artistes : de leurs travaux de jeunesse au plus ambitieux de tous les décors impressionnistes, les Nymphéas, « grande décoration » de Monet installée dans ce bâtiment depuis près d’un siècle, et qui clôt ce parcours.
Scènes de la vie moderne, paysages lumineux, jardins fleuris ou encore complexes réinterprétations de modèles anciens, ces peintures et objets décoratifs nous invitent à enrichir et renouveler notre regard sur l’impressionnisme.
« Peintures idiotes »
Dès la fin des années 1850, Renoir, Monet ou encore Pissarro exécutent leurs premières œuvres décoratives. Ce sont des commandes souvent amicales ou familiales, des expédients alimentaires caractéristiques des années de formation des artistes à l’époque. Cette « peinture idiote, [ces] dessus de portes, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires », chantés par Rimbaud, incorporent un nouveau langage pictural, plus réaliste et aux couleurs franches. Les futurs impressionnistes explorent la thématique florale, traditionnelle dans les décors des demeures privées. Avec le paysage, Pissarro et Monet introduisent dans la peinture décorative le plein air et les tons clairs. Ces panneaux se distinguent du reste de leur production par leurs formats, oblongs ou carrés. . De son côté, le jeune Cézanne couvre les murs du salon de la maison de campagne familiale près d’Aix-en-Provence : l’ensemble, puissant et expressif, reste une expérience singulière.
Le décor de la vie moderne
Au cours des années 1870, au fil d’expositions indépendantes, les impressionnistes affichent leurs ambitions dans le domaine de la décoration. Ils y montrent des œuvres que leurs titres et dimensions désignent comme « décoratives ». Certains reçoivent des commandes, comme Monet, mais le plus souvent ces panneaux ne semblent pas être conçus pour des lieux prédéterminés. Ces peintures ornementales visent sans doute à attirer l’attention d’acheteurs potentiels ; et peut-être aussi, dans ces années où le régime républicain s’affirme, celle des pouvoirs publics qui multiplient pour les mairies, gares ou écoles les commandes officielles de « grandes décorations ».
Malgré leurs appuis les impressionnistes ne participent pas à ces projets. Leurs sujets, modernes et ordinaires, leur touche libre et esquissée, ainsi que leurs couleurs, claires et vibrantes, déconcertent le public. Leurs expérimentations décoratives se cantonnent donc à des cercles privés et restreints, à l’exception de l’artiste américaine Cassatt qui en 1893 exécute à Chicago une gigantesque peinture murale décor célébrant la « femme moderne ».
Sens et fonction de l’objet
Au cours de leur carrière les impressionnistes conçoivent de menus objets de nature et de statuts divers. Leurs motivations sont multiples. Pissarro s’inquiète de l’« état mental de l’art industriel qui s’effondre de plus en plus », sur fond de mécanisation en plein essor ; tandis que Renoir milite pour un retour aux pratiques de l’Ancien Régime, quand la création des objets résultait « d’un cerveau et d’une main ». Il se proclame « peintre ordinaire » de ses mécènes les Charpentier, pour qui il exécute un cadre de miroir dans un matériau inhabituel : le « ciment marbre », qu’il fait le pari d’importer et de diffuser en France. Tenté lui aussi par les expérimentations techniques, et par la perspective de revenus stables, Pissarro exécute des carreaux de céramiques. Avec Degas, entre autres, il se tourne également vers la production d’éventails, objets décoratifs « portables » alors très en vogue. Une section à part de l’exposition impressionniste de 1879 devait leur être réservée. Leur format en demi-lune stimule la créativité de ces artistes, autorisant des jeux de composition décentrée et des perspectives hardies, proches de celles de leurs tableaux de chevalet, entre décoration et grand art.
« Un peu de gaieté sur mur »
À partir des années 1880, les impressionnistes actualisent pour leur clientèle les sujets traditionnels du décor intérieur. Se tournant vers le passé ils puisent à des sources diverses, du nu antique au xviiie siècle français. Renoir s’intéresse de près à l’architecture et à ses ornements ; il en observe les sculptures ou bas-reliefs, et admire la peinture murale de la Renaissance pour ses motifs comme pour ses techniques. Œuvre mûrement réfléchie, son panneau décoratif des Grandes Baigneuses fait la synthèse de ces principes et traditions. Dans cette scène allègre à la luminosité de porcelaine, des nus féminins aux contours linéaires et aux proportions sculpturales semblent se détacher de la surface de la toile, émergeant d’un paysage impressionniste où s’amusent ces jeunes filles à la baignade. Selon Renoir, la finalité de la peinture est bien de « mettre de la gaieté sur un mur».
Dans son appartement parisien, Morisot fait cohabiter un décor qu’elle exécute d’après une toile de François Boucher (1703-1770) et un grand panneau décoratif peint pour elle par son ami Monet : une vue de villas récentes au milieu de foisonnants jardins méditerranéens. Elle mêle ainsi aux grâces délicates et fleuries du xviiie siècle un paysage moderne et exotique, irradiant de lumière.
Fleurs et jardins
Par leur infinie variété, les fleurs et les bouquets constituent le motif décoratif par excellence, largement répandu sur les pages des recueils d’ornement du xixe siècle. Habiles à saisir sur la toile la beauté éphémère de la nature, les impressionnistes s’illustrent dans la peinture de fleurs. Leurs tableaux et panneaux décoratifs se couvrent de bouquets colorés, parfois à la demande de clients, comme les panneaux de porte exécutés par Monet pour son marchand, Durand-Ruel, au début des années 1880. Fleurs et plantes envahissent aussi les décors destinés à leurs propres intérieurs, comme ceux de Caillebotte pour sa maison du Petit-Gennevilliers, dix ans plus tard. Pour ces peintres férus d’horticulture, jardinage et décoration participent d’un même élan créatif. Avec un regard neuf, ils revitalisent la peinture décorative, réveillée par l’influence stimulante de l’art japonais. Celle-ci se retrouve dans les motifs floraux d’un service de table comme à la surface de leurs toiles : observés de près, jetés en semis, ou en tapis. Par ces audaces de cadrage, les fleurs deviennent ornements purs et évoluent vers un décor impressionniste, enveloppant et immersif.
« Aquarium fleuri » et « grandes décorations »
En 1893, dix ans après s’être installé à Giverny, Monet entreprend d’aménager chez lui, dehors, ce qu’il appelle un « jardin d’eau », pour l’« agrément » mais aussi dans un but [d’avoir des] motifs à peindre ». Il fleurit le bassin et ses rives, œuvre décorative en soi et source d’inspiration féconde pendant plus d’un quart de siècle. Dès la fin des années 1890 le thème des nymphéas prend dans sa peinture une dimension décorative: « transporté[s] le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il procure, selon Monet, « l’illusion d’un tout sans fin». Il songe alors à décorer un salon ou une salle à manger qui « aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri ». Le projet n’aboutit pas, mais les séries des « bassins aux nymphéas » et des « paysages d’eau » créent, lorsqu’elles sont exposées galerie Durand-Ruel à Paris, une impression d’enveloppement qui frappe les visiteurs. En 1914, Monet change d’échelle et entame ce qu’il nomme ses « grandes décorations ». Elles aboutiront au cycle des Nymphéas du musée de l’Orangerie.
« De l’eau, des nymphéas […] sur une très grande surface. »
Installés au musée depuis 1927, les Nymphéas de Monet – qu’il nommait ses « grandes décorations » – couronnent plusieurs décennies d’expérimentations de l’artiste dans ce domaine. L’exposition qui commence au niveau –2 remonte ainsi aux sources des Nymphéas, parcourant plus de cinquante ans d’œuvres décoratives produites par les impressionnistes, de natures et d’échelles variées.
Dès la fin des années 1890, Monet se consacre presque exclusivement à la représentation des nymphéas de son bassin ornemental à Giverny. Il songe à les magnifier dans un décor de grandes dimensions. À partir de 1915, il peint, au cœur de son atelier, « de l'eau, des nymphéas, des plantes, mais sur une très grande surface ».
À l’armistice de novembre 1918, « en hommage […] à la paix conquise », Monet fait don à l’État de ses panneaux. Par son espace immersif, ses cadrages décentrés, ses effets de couleurs et d’abstraction, ce cycle dégage une harmonie puissante et radicale. Comme dans ses peintures de bateaux voguant sur l’Epte, exécutées trente ans plus tôt, Monet bouleverse la conception traditionnelle du paysage et celle du décor.