Heinz Berggruen, un marchand et sa collection
Picasso – Klee – Matisse – Giacometti. Chefs-d’œuvre du Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin

Paysage en Bleu (Landschaft in Blau), 1917
Collection particulière, en dépôt au Berggruen Museum
© bpk / Museum Berggruen, Privatbesitz / Jens Ziehe / MBGP
Introduction
Heinz Berggruen (1914-2007), marchand d’art et collectionneur, est célèbre pour sa galerie parisienne qui tient une place majeure sur le marché de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle. Né dans une famille juive à Berlin en 1914, Berggruen quitte l'Allemagne pour les États-Unis en 1936 en raison des persécutions nazies, avant de s'établir définitivement à Paris après la Seconde Guerre mondiale. C’est rue de l'Université qu’il ouvre sa galerie, spécialisée dans les arts graphiques des artistes modernes. Au fil de sa carrière, il se rapproche des artistes de son temps et devient lui-même un collectionneur passionné. Vers 1980, fort de son succès, il se consacre pleinement à rassembler ses maîtres favoris. En 2000, Berggruen, après une vie passée entre les États-Unis et la France, cède sa collection à l'État allemand. En collaboration avec le Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin, cette exposition présente un échantillon de la collection personnelle du marchand d’art, qui rassemble des chefs-d’œuvre de Pablo Picasso, Paul Klee, Henri Matisse et Alberto Giacometti. Elle met en lumière un goût qui s’est forgé tout au long de sa vie et son attachement profond à l’art moderne et à ses figures emblématiques auxquelles il restera toujours dévoué.
Un monde de choses
Heinz Berggruen est fasciné par le cubisme dès ses premières incursions dans la sphère culturelle parisienne, à la fin des années 1940. Quarante ans après la naissance du mouvement, Berggruen s’emploie à en rassembler un panorama à travers une sélection de natures mortes. Dans la lignée de Cézanne, les œuvres de Picasso et de Braque dont il a fait l’acquisition, notamment celles du premier cubisme (1909-1912) et de ses développements plus synthétiques, démontrent comment ces artistes ont déconstruit et reconstruit la réalité sur la toile. La collection de Berggruen témoigne d’un intérêt profond pour cette période charnière, où l'art moderne a commencé à repenser la représentation de l'objet dans l'espace.
Focus : Paul Klee
Les oeuvres de Klee « exercent immédiatement une grande fascination » sur le jeune Berggruen lorsqu’il les découvre au San Francisco Museum of Modern Art. Cet artiste allemand atteint la reconnaissance dans les années 1920, alors qu’il enseigne au Bauhaus de Weimar puis à Dessau, écoles d’art et de design avant-gardistes proposant des approches fonctionnelles et esthétiques modernes. Il rejoint en 1931 l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, mais contraint à l’exil en 1933 pour fuir le régime nazi qui le considère comme un artiste « dégénéré », il s’installe en Suisse où il décède en 1940. L’année de la mort de l’artiste, en 1940, Berggruen acquiert à Chicago sa toute première oeuvre, une aquarelle datant de 1920, qui restera longtemps son « talisman ». Il s’en sépare en 1984 pour la donner au Metropolitan Museum of Art. Perspective de salle à la porte de sombre est acquise par Berggruen dix ans plus tard. Elle fait écho formellement au sein de sa collection, à ce premier coup de coeur.
Visages multiples
Après leur rencontre en 1949, Berggruen reste attaché à l’œuvre de Picasso. Outre les natures mortes, il est très sensible aux portraits peints de l’Espagnol, notamment à ses expérimentations des années 1906-1907 menant au cubisme, puis à la plastique plus affirmée des années 1930. Cette sélection illustre non seulement le développement artistique de Picasso mais aussi la propension de Berggruen à identifier et rassembler des pièces qui interrogent, à leur manière, la psyché humaine. C’est également le cas avec les autres artistes de la collection, confrontés ici par leurs travaux esthétiques explorant la représentation du visage humain.
Focus : Pablo Picasso
Quand Berggruen établit sa première galerie à la fin des années 1940, Picasso est un artiste déjà largement renommé. Par l’entremise du poète Tristan Tzara, le marchand rencontre Picasso et le convainc de lui confier des oeuvres, surtout d’art graphique, pour sa galerie (dessins ou estampes sur papier). Il négocie également la réédition de certaines de ses sculptures. Artiste prolifique, Picasso multiplie les styles et les techniques et a une grande influence sur le monde de l’art depuis ses expérimentations radicales du début du siècle. Berggruen tient à rassembler dans sa collection cette diversité, notamment en acquérant d’importantes natures mortes de sa période cubiste mais aussi de nombreux portraits, comme le Portrait de Georges Braque, chef-d’oeuvre emblématique du cubisme analytique. Berggruen entretient une longue relation professionnelle et amicale avec Picasso, qu’il admire particulièrement.
La figure humaine
La collection du musée Berggruen reflète également les diverses recherches des artistes modernes pour représenter la figure humaine. Cette section souligne la façon dont les artistes de la collection relèvent chacun à leur manière le défi de la représentation du corps humain. La variété des techniques, des poses et des styles employés témoigne de la singularité de chacune de ces approches artistiques. Cette sélection met en évidence à la fois la cohérence et la profondeur de la collection d’Heinz Berggruen, témoignant de son engagement pour l’art moderne et de sa propre sensibilité.
Focus : Henri Matisse
Un des doyens de l’art moderne en France, Matisse est d’abord assimilé au mouvement fauve avant de se concentrer sur un style plus personnel qui ne cesse d’évoluer jusqu’à sa mort. Reconnu comme l’un des plus grands peintres français du XXe siècle, ses expérimentations picturales n’ont cessé d’inluencer les artistes. Au début des années 1950, Berggruen achète à Matisse un ensemble de dessins. Se noue alors une étroite collaboration entre le galeriste débutant et l’artiste reconnu. Plusieurs expositions sont organisées, pour lesquelles Matisse conçoit affiches et couvertures de catalogues, au moyen de papiers découpés. En 1953, Berggruen présente une exposition de Matisse exclusivement dédiée à cette technique. Il contribue ainsi à la reconnaissance de cette production, une invention de l’artiste sans précédent dans l’histoire de l’art. De cette période, le musée Berggruen conserve le Nu Bleu, Sauteuse de Corde (1952). Avec cette figure découpée dans du papier gouaché, Matisse cherche, au moyen des ciseaux, à rendre sensible la dynamique du corps en mouvement.
Territoires abstraits
Entre 1919 et 1933, l’Allemagne connaît une période de profonde innovation et d'enseignement artistique autour de l’école du Bauhaus où Paul Klee enseigne. Naviguant entre abstraction et figuration, les travaux du peintre mettent en lumière la dualité de son approche artistique. Klee, qui n'a jamais abandonné la figuration au profit de l'abstraction totale, offre à travers ses expérimentations techniques des paysages et compositions abstraites qui forment un nouveau langage visuel. Berggruen, en exil en Californie quand l’artiste meurt en Suisse en 1940, ne le rencontre jamais – cependant, il ne cessera d’acquérir un grand nombre de travaux réalisés notamment durant cette période d’entre-deux-guerres. L'investissement de Berggruen dans la promotion de l'œuvre de Klee témoigne de sa fascination pour l’artiste, le collectionneur jouant un rôle clé dans la reconnaissance de la contribution de Klee au développement de l'art moderne.
Berggruen & Cie
Après une première galerie sur l’Île de la Cité, Heinz Berggruen ouvre en 1949 « Berggruen & Cie » au 70 rue de l’Université, un espace d’exposition plus vaste qu’il dirige pendant plus de trente ans, et s’impose sur la scène artistique parisienne de l'après-guerre. S’attachant d’abord à présenter des œuvres dadaïstes et surréalistes puis les arts graphiques modernes, « Berggruen & Cie » propose ensuite une programmation riche, mettant en avant à la fois des maîtres – Picasso, Matisse, Miró – et des artistes moins reconnus à l’époque – Kurt Schwitters, Karel Appel, Pierre Soulages. En présentant des œuvres-clés intimement liées à la vie du marchand et des catalogues originaux produits durant la carrière de Berggruen, la sélection met en avant la manière dont il a introduit et soutenu des artistes modernes majeurs. Critiques, écrivains et galeristes viennent enrichir le dense réseau artistique de Heinz Berggruen : un dispositif numérique conçu spécialement pour l’exposition vous attend en salle 15 pour en savoir plus.
Chronologie
1914-1939
Heinz Berggruen naît le 6 janvier 1914 à Wilmersdorf, un quartier du centre-ouest de Berlin, de parents juifs de classe moyenne.Il entreprend des études de lettres, d’histoire de l’art et de journalisme à Berlin. En Allemagne, il publie ponctuellement des articles dans les journaux. Face à la montée du régime nazi, il ne peut bientôt plus signer ses articles de son propre nom et doit se résoudre à quitter l’Allemagne. En 1936, il obtient une bourse d’études à l’Université de Berkeley, en Californie. Il y rencontre une américaine, Lilian Zellerbach, avec laquelle il se marie et a deux enfants, John et Helen. En 1939, il est engagé au San Francisco Museum of Modern Art où il assiste notamment le muraliste mexicain Diego Rivera. Il rencontre la peintre Frida Kahlo, avec laquelle il aurait entretenu une liaison de quelques semaines.
1940-1949
En 1940, à Chicago, Berggruen achète sa première oeuvre, un dessin de Pau Klee, qu’il considère longtemps comme son « talisman », un objet qui lui porte chance et le suit partout. À la fin de la guerre, il revient en Allemagne sous l’uniforme militaire américain, ayant été naturalisé durant son séjour. Il contribue brièvement au journal munichois Heute (« Aujourd’hui »), avant de rejoindre Zurich puis Paris où on lui offre un poste administratif à l’UNESCO, dont li se lasse rapidement. Il se familiarise avec le marché de l’art et se lance en tant que marchand. En 1947, il ouvre sa première galerie-librairie Place Dauphine (Île de la Cité). En 1950, il déménage pour un pus grand espace, « Berggruen & Cie », rue de l’Université (7e arrondissement).
1950-1980
Dans son nouveau quartier, il rencontre Tristan Tzara et Paul Éluard et fait la connaissance de Pablo Picasso, Henri Matisse, et Alberto Giacometti, artistes qu’il exposera dans sa galerie. Il consacre la première exposition d’ampleur de sa galerie aux gravures de Paul Klee et édite à cette occasion le premier d’une série d’une centaine catalogues soignés, reconnaissables à leur format vertical et leur graphisme affirmé. En 1953, il est le premier en France à exposer les « papiers découpés » de Matisse. Rapidement, sa galerie attire d’autres artistes ainsi que de nombreux acteurs de a sphère culturelle parisienne et internationale. En 1961, il se marie avec l’actrice allemande Bettina Moissi, avec laquelle il a deux fils, Nicolas et Olivier. Fort de son succès commercial, li collectionne, à titre privé, les artistes qu’il expose, notamment Klee et Picasso.
1981-2007
Au début des années 1980, Berggruen prend sa retraite de marchand d’art mais continue à enrichir sa collection personnelle et réfléchit à sa future destination. Il offre de nombreuses oeuvres de Klee au Musée national d’Art moderne de Paris (1972), ainsi qu’au Metropolitan Museum of Art à New York (1984). Sa collection est exposée dans plusieurs musées, comme le Musée d’art et d’histoire de Genève (1988) ou la National Gallery à Londres (de 1991 à 1996). Afin de resserrer sa collection sur l’art du XXe siècle, il se sépare de chefs-d’oeuvre de Georges Seurat, Paul Cézanne et Vincent Van Gogh. En 1996, Berggruen se rapproche de son pays natal et retourne vivre à Berlin. La présentation de sa collection est inaugurée à Charlottenburg sous le nom de « Collection Berggruen – Picasso et son Temps ». C’est un véritable succès et les musées nationaux de Berlin, via la Fondation du Patrimoine Culturel Prussien, en font l’acquisition en 2000. En 2004, pour les 90 ans de Heinz Berggruen, le bâtiment et sa collection sont renommés « Museum Berggruen ». Berggruen meurt le 23 février 2007 à Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 93 ans.